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Et ils changèrent le vin en vert

Par Jérémie Couston et Jean-Baptiste Roch
Photos Léa Crespi pour Télérama

Un très bon article joliment illustré ici récupéré sur le site de Télérama, merci à eux.

Travailler la vigne est un métier âpre, solitaire. Pour tenir le coup et combler un vide, une nouvelle génération de viticulteurs bio jurassiens a décidé de faire du vin autrement, en mutualisant matériel, clients et expériences.

Les derniers rayons du soleil irradient les six hectares de vignes alignés devant nous. La vue est idyllique : à l’est, une plaine inondée par la lumière du couchant, qui s’étend à perte de vue vers la Bresse ; à l’ouest, les premiers plissements de la chaîne du Jura, teintés d’un rose éphémère. C’est là, sur la commune de Poligny, au cœur de l’étroite bande de soixante-dix kilomètres de long sur à peine six de large du vignoble jurassien, que Valentin Morel produit ses vins.
Gueule d’ange, le jeune vigneron de 28 ans, après un passage fugace dans l’administration, a engagé il y a trois ans une conversion du domaine familial, passant d’une agriculture conventionnelle au tout biologique. En nous frayant un chemin parmi les rangs emplis d’une herbe dense, il parle « reconquête », « prise de risque », « biodiversité » ou encore « techniques culturales simplifiées » (TCS). Inspiré par l’agronome japonais Masanobu Fukuoka, chantre d’une agriculture naturelle, débarrassée d’engrais et de pesticides, Valentin en a embrassé la philosophie et l’applique désormais au quotidien dans ses parcelles, branché en continu sur France Culture. « D’où une fâcheuse tendance à tomber amoureux des productrices », plaisante-t-il. Son domaine s’appelle d’ailleurs Les Pieds sur terre, en hommage à l’émission quotidienne de Sonia Kronlund.

Si Valentin aime tant écouter la radio quand il travaille sur ses parcelles, c’est aussi parce qu’elle vient compenser l’isolement d’un métier harassant. La luxuriance de la vigne en plein mois de juillet ne fait pas oublier la rudesse des interminables mois d’hiver, lorsque les ceps, nus et tordus, sont alignés comme autant de croix dans un cimetière. « Il faut avoir le moral pour tailler la vigne, en plein hiver, de 8 heures à midi, seul, sous la pluie, la neige, les doigts gelés… On fait deux rangs par jour et il en reste encore cent cinquante. » D’autant que le climat du Jura, particulièrement humide, rend le métier terriblement incertain. La récolte peut varier du simple au double, souvent menacée, comme cette année, par les attaques de mildiou, maladie cryptogamique portée par l’humidité. Face à ces difficultés, le néovigneron se retrouve bien seul : comment traiter la vigne ? Faut-il agir tout de suite ? Pour briser cette solitude dans les décisions et partager les questions angoissantes, Valentin, comme d’autres avant lui, a choisi de rejoindre Le Nez dans le vert, collectif des vignerons bio du Jura. Regroupé autour d’une association créée en 2011, ils échangent, mutualisent et confrontent leurs expériences, pour faire face, ensemble. Deux fois par an, ils organisent aussi un salon, en mars sur leurs terres, et en novembre à Paris. Objectif : se faire connaître et assurer la promotion d’un magnifique vignoble souvent méconnu.

Preuve de la confiance et de la solidarité qui règnent chez ces vignerons pas comme les autres : la mise en commun d’un précieux fichier clients. Les jeunes bénéficient du travail et de la notoriété de leurs aînés et sont assurés de vendre toute leur production. Plus besoin de se cogner des salons à l’autre bout de la France pour vendre trente-six bouteilles, ils peuvent se concentrer sur le travail à la vigne. La création du Nez dans le vert est venue combler un vide : chaque année, le nombre d’adhérents s’allonge. Ils sont aujourd’hui plus de quarante, tous en agriculture biologique, voire biodynamique, qu’ils le revendiquent ou non sur leurs étiquettes.
Le volubile Valentin Morel appartient à cette nouvelle génération de vignerons engagés, actifs sur les réseaux sociaux, et fiers aussi de marcher dans les pas de leurs aînés Pierre Overnoy, Jean-François Ganevat, Stéphane Tissot, Jean-Etienne Pignier et quelques autres, qui ont contribué à faire du Jura un vignoble à la pointe d’une agriculture durable. S’étendant sur près de vingt mille hectares à la fin du XIXe siècle, le vignoble jurassien a mis longtemps avant de se régénérer après les ravages du phylloxéra. De six cents hectares dans les années 1980, il est passé à deux mille aujourd’hui, dont trois cent quarante en bio, soit 17 % du vignoble, un pourcentage record, juste derrière la Provence, au climat nettement plus clément.

Dans le Jura, cultiver sa vigne en bio relève du sacerdoce.
Par comparaison avec des vignerons dits conventionnels, qui choisissent d’utiliser des produits phytosanitaires, les difficultés du vigneron bio sont démultipliées. « Notre plus gros problème, c’est l’herbe », explique Alexis Porteret, jeune vigneron de 32 ans, au beau milieu de son domaine des Bodines, près d’Arbois, qu’il exploite avec sa femme Emilie. « Elle est utile pour assurer la biodiversité du sol et absorber l’eau, mais à cause du fort taux de précipitations dans le Jura, elle pousse en abondance et vient concurrencer et affaiblir la vigne, ce qui finit par nuire aux rendements. » Il faut donc désherber régulièrement, à la charrue, pour ne pas tasser la terre, et sans produit chimique, naturellement. Un casse-tête, source de stress permanent, voire de découragement. « Pourtant, je ne m’imagine pas travailler autrement. Ce qui me fait tenir, ce sont la passion et la reconnaissance des autres. » Pour boucler les fins de mois et nourrir ses deux filles, Alexis est obligé de travailler à mi-temps sur une autre exploitation. Son engagement dans Le Nez dans le vert, les échanges qui y ont lieu, notamment avec les anciens, l’aident à croire en ses choix. « Quand on descend avec notre bouille à sulfater en cuivre sur le dos pour traiter la vigne contre le mildiou, ou bien lorsqu’on va piocher, certains se fichent de nous : leurs parents se sont tués à la tâche avec ces outils, ils ne comprennent pas qu’on fasse la même chose. »

Pour son collègue Guillaume Overnoy, plus au sud du département, le choix du bio s’est imposé comme une évidence. « Les quatre ou cinq années de conversion, les vignes perdent en vigueur car leur enracinement est superficiel. Il leur faut du temps pour apprendre à se passer des engrais et aller plus en profondeur chercher l’énergie nécessaire dans le sol », raconte-t-il, du haut de ses 21 ans. Pour les y aider, lui et son père ont dû redoubler d’efforts, investir dans du matériel spécifique, multiplier les interventions sur la vigne, les soins. Des sacrifices financiers mais aussi plus personnels, pour un très jeune garçon : « Je n’ai pas de petite amie, et c’est vrai que je n’ai pas trop le temps d’en trouver une. Mais je n’ai pas envie de rester seul, je veux transmettre un jour tout ce que je suis en train d’accomplir. » Comme Alexis et d’autres, il a trouvé dans le Nez dans le vert (dont il est sur le point de devenir adhérent) une communauté d’esprit, avec qui partager son expérience et conforter son engagement. « Je ne suis rattaché à aucun mouvement politique en particulier. J’ai fait du bio aussi pour ne pas faire comme les autres, et parce que c’est ma manière à moi de combattre l’hyperconsommation ou la standardisation des goûts. J’ai la sensation d’œuvrer pour l’intérêt général, et pas seulement pour moi. » Il n’a d’ailleurs pas attendu Le Nez dans le vert pour commencer à agir : conseiller municipal dans son village d’Orbagna, il dirige aussi depuis cinq mois le syndicat du Sud-Revermont, qui réunit des vignerons des communes alentours, et tente à travers lui de relancer des projets communs.
« Ces dernières années, chacun jouait pour son compte, on avait perdu l’élan collectif, le partage, l’entraide. Il faut retrouver ça. »

Il en va de l’avenir du vignoble jurassien, mais aussi de la défense d’une certaine idée de l’agriculture. En creusant auprès des membres du collectif, on perçoit d’ailleurs très vite d’autres affinités, plus philosophiques. « Je n’ai pas l’approche de l’agriculteur attaché à son lopin de terre, se défend Valentin. J’aime bien la sagesse de ce proverbe amérindien : “Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants.”
J’y ai réfléchi lorsque j’étais fonctionnaire et que j’étais censé travailler pour l’intérêt général. Je pensais à mon père qui, ne serait-ce qu’en entretenant ses vignes, a davantage participé à l’identité du territoire que le préfet du Jura. Je suis devenu vigneron par tradition familiale et par devoir politique en quelque sorte. Entre 2010 et 2040, c’est sur moi que c’est tombé, il faut que j’entretienne le paysage jurassien ! » Comme tous les agriculteurs, Valentin est conscient d’appartenir à une espèce en danger.
Ils ne représentent plus que trois pour cent de la population active. D’où le besoin de se rassembler, de créer des collectifs. Même si la part du vignoble français bio ne cesse d’augmenter (9 %). Même si les ménages français plébiscitent cet élan en achetant de plus en plus de vin bio (+17,2 % en 2015).

Le vigneron alsacien Jean Meyer, qui reste un modèle pour Valentin, comparait la vigne chimique à un toxicomane qui a besoin de sa dose quotidienne. Pour Valentin et ses collègues jurassiens, le choix du bio est aussi celui de l’indépendance. Financière et symbolique. « Pour faire du vin, on a juste besoin de deux cuillers de soufre. La prêle, une plante qui pousse dans les vignes, ne nous coûte rien, alors que les partisans d’une agriculture conventionnelle sont pieds et poings liés aux industriels. » Même chose pour les engrais verts : pour apporter de l’azote au sol, pas d’apport chimique. Valentin sème des légumineuses entre les rangs : « De l’anticapitalisme primaire. » A Poligny, Valentin est ainsi le seul vigneron à travailler ses vignes sans chimie. Ce qui en fait à la fois un pionnier et un paria. Ce qui l’a poussé à rejoindre le collectif pour trouver des oreilles plus concernées. « Quand je croise un voisin en agriculture “conventionnelle” au volant de son tracteur sur la route qui mène à mes parcelles ou dans la rue, on échange les banalités d’usage. Rien de plus. En revanche, quand je vais aux réunions du Nez dans le vert, il y a toujours une quinzaine de gars bien costauds pour répondre à ma liste de questions.
La semaine prochaine, je vais demander à Jean-Etienne Pignier comment il fait son macvin rosé par exemple. »

Fidèle de la fête de l’Huma, Valentin affiche son militantisme jusque sur ses bouteilles. L’une de ses cuvées s’appelle « La France insoumise », en soutien au slogan de Jean-Luc Mélenchon « La France insoumise, le peuple souverain ». Autour d’une bouteille de trousseau, cépage local, et après une interprétation à la guitare d’une chanson de La Rue Kétanou, il nous explique une idée qui a récemment germé en lui : en lieu et place de l’implantation d’un Center Parcs dans le département, pourquoi ne pas consacrer l’argent destiné au projet à l’extension du vignoble jurassien ? Une manière d’inscrire son combat dans un cadre global : « C’est une bataille de civilisation, contre l’uniformisation du monde, et contre l’individualisme », assène-t-il. Et qui pourrait avoir pour slogan : « Le Jura insoumis, le vin naturel souverain ! » •